Le Corbusier était fasciste : quelles conséquences en tirer ?
Après un cinquantenaire d’avis et de recherches régulièrement publiées par des historiens spécialistes, François Chaslin, auteur de Un Corbusier, et Xavier de Jarcy auteur de Le Corbusier, un fascisme français, révèlent l’ampleur de la part d’ombre de l’architecte, déjà évoquée dès 1986 par Marc Perelman, auteur de Urbs ex machina. Le Corbusier. Le courant froid de l'architecture, ouvrage complété par un second publié à cet effet en 2015 intitulé Le Corbusier, une froide vision du monde. Les spécialistes de Le Corbusier le savaient, même s’ils tentaient de le minimiser ou d'en éluder la question. La tentation fasciste ne fut pas une simple marque d’opportunisme pour l’architecte: ses relations avec les idéologues de la droite nationaliste ont duré des décennies et marqué en profondeur sa pensée urbaine. L’Esprit nouveau qu’il promeut dans l’entre deux guerres est aux côtés de l’Ordre nouveau. Le Dr Pierre Winter, leader du Parti fasciste révolutionnaire, l’avocat Philippe Lamour, rédacteur en chef de la revue Plans, et l’ingénieur François de Pierrefeu, sont ses amis les plus proches. Tous appartiennent à la frange la plus dure de la droite française, celle qui manifeste à Paris le 6 février 1934, jour qui, selon Le Corbusier, marque «le réveil de la propreté».
Classement, hiérarchie, dignité sont pour lui les valeurs suprêmes, comme l’emploi systématique du blanc : « On fait propre chez soi. Puis on fait propre en soi. »
Le Corbusier fait part de son mépris de la démocratie parlementaire, et c’est aux régimes autoritaires qu’il propose ses services. Mais Staline décline ses services à Moscou, Mussolini ne répond pas à ses appels.
La débâcle de juin 1940 apparaît à Le Corbusier comme «la miraculeuse victoire française. Si nous avions vaincu par les armes, la pourriture triomphait, plus rien de propre n’aurait jamais plus pu prétendre à vivre», écrit-il à sa mère. Quelques semaines plus tard, il se réjouit du grand « nettoyage » qui se prépare : « L’argent, les Juifs (en partie responsables), la franc-maçonnerie, tout subira la loi juste. Ces forteresses honteuses seront démantelées. Elles dominaient tout.» Certaines lettres vont plus loin : « Nous sommes entre les mains d’un vainqueur et son attitude pourrait être écrasante. Si le marché est sincère, Hitler peut couronner sa vie par une œuvre grandiose : l’aménagement de l’Europe.»
Le Corbusier rejoint Vichy dès la fin 1940. « Il s’est fait un vrai miracle avec Pétain. Tout aurait pu s’écrouler, s’anéantir dans l’anarchie. Tout est sauvé et l’action est dans le pays.» Conseiller pour l’urbanisme auprès du gouvernement, il dispose d’un bureau à l’hôtel Carlton et commence à écrire l’Urbanisme de la Révolution nationale. En 1941, il rencontre Pétain. Malgré ses relations à Vichy, les choses pourtant s’enlisent. En 1942, le plan d’urbanisme pour Alger est rejeté. Début juillet, il fait ses adieux « au cher merdeux Vichy ». Rentré à Paris, il devient conseiller technique à la fondation du docteur Alexis Carrel, le théoricien de l’eugénisme. Il n’en démissionne qu’en avril 1944.
Après la guerre, la reconversion est instantanée : « La page tourne et il faut se décider à l’admettre ! » Le Corbusier toilette sa biographie, gomme les traces de son séjour à Vichy, se fait passer pour une victime des pétainistes. Mais il restera fidèle à certaines amitiés, et ne reviendra pas sur son mépris des « populations parasitaires » et des « habitants stériles »49.
Chaslin écrit que « les leaders de ces partis fascistes reconnaissaient en Le Corbusier l’homme incarnant leurs idéaux. »
La découverte du côté obscur longtemps tu de l’architecte ne laisse pas indifférent ses admirateurs. Ceux-ci dénoncent une accusation qui ne prend nullement en considération les nombreux appuis et amitiés dont Le Corbusier bénéficie également dans la gauche française de l'époque qui se reconnait tout autant dans ses théories. Le Corbusier entretiendra une amitié affective et professionnelle avec Jean Cassou, élément moteur du cabinet du ministre de l’Éducation Nationale Jean Zay. Par ailleurs, Jean Cassou qui gardera intacte son amitié pour Le Corbusier du milieu des années 1930 jusqu'à sa mort, sera un membre important du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes mais également un résistant majeur, Compagnon de la Libération. Le Corbusier s’associe par ailleurs à Winter, Pierrefeu et Hubert Lagardelle pour créer la revue Plans, considérée par certains fascistes notoires dont Robert Brasillach, comme une « incarnation du fascisme ». Pour autant, Le Corbusier y publie l'ensemble de ses théories qui constitueront l'essence de son livre La Ville radieuse, encensé par le Front populaire. Les quatre hommes participent ensuite à la création de la revue Prélude, que François Chaslin décrit comme « la feuille d’un groupuscule fascisant, même s’ils expliquent, au milieu des années 1930, que le mot fascisme ne convient plus, parce qu’il doit être réservé à l’expérience italienne ». Pour Chaslin, Le Corbusier a ainsi été « l’un des « chefs » […] [d']un noyau militant qui aspirait au totalitarisme et que seule la confusion de l’époque a cantonné dans l’échec83. »
Par ailleurs, toujours d'après Chaslin, Le Corbusier était « incontestablement antisémite » :
« Il l’était pour des raisons diverses, notamment parce qu’il avait eu le sentiment que le milieu de l’horlogerie du Jura suisse, dans lequel il avait grandi, avait été accaparé par des familles juives. Il existe, de sa main, au milieu des années 1920, une caricature extraordinairement désagréable du critique d’art Léonce Rosenberg, dessiné comme un youtre, alors qu’il ne ressemblait pas du tout à ça. Mais je pense que les quelques traces d’antisémitisme qu'on trouve chez Le Corbusier se trouveraient chez beaucoup de personnes de sa génération et de son milieu dans les années 1920 et 1930, si on les cherchait83. »
En 1913, Le Corbusier juge les Juifs « cauteleux au fond de leur race ». En 1940, il écrit à sa mère : « leur soif aveugle de l’argent avait pourri le pays84. »
« Même si à d'autres moments il qualifie le leader allemand de « monstre » », il écrit à sa mère en octobre 1940 : « s'il est sérieux dans ses déclarations, Hitler peut couronner sa vie par une œuvre grandiose : l'aménagement de l'Europe85 », et s'installe en 1941 à Vichy pour collaborer avec le régime de Vichy86. D'après François Chaslin, Le Corbusier n'était pas « pro-nazi » :
« Il en a sans doute été préservé par son antigermanisme, mais il n’était pas fasciné par Hitler, même si l'on trouve dans sa correspondance privée une poignée de jugements détestables où il exprime son admiration pour le sens de l’organisation ou les réalisations autoroutières du IIIe Reich83. »
Xavier de Jarcy, journaliste de mode et design de Télérama et auteur de l'ouvrage polémique Le Corbusier, un fascisme français, juge que « Le Corbusier s’est imposé car il a réussi à faire oublier son passé83. » Il développe la même thèse que François Chaslin, dans son livre Un Corbusier selon laquelle « Le Corbusier fraya avec les milieux du planisme, de l’eugénisme social, qui se reconnaissaient dans l’action de Mussolini et plus tard celle de Pétain. Il se précipita à Vichy dès l’automne 1940, fort de ces appuis, pour espérer devenir le grand architecte de l’État français87. » Ces affirmations ne coïncident nullement avec les recherches et publications des spécialistes et des historiens (cf. travaux de Mary Mc Leod, Rémi Baudouï).
Roger-Pol Droit déplore que « ni les officiels, ni les commissaires d’exposition, ni les critiques, ni évidemment le grand public n’ont semblé vouloir s’y attarder. […] Se trouve effacé tout ce qui, dans cette œuvre, relie politique fasciste et urbanisme moderniste. […] Vue sous cet angle, la fameuse « unité d’habitation de grandeur conforme » n’est qu’une cage en béton, destinée à formater l’humain. On est très loin des libertés et des droits de l’homme. Et très près du rêve mussolinien84. »
Alors qu'une exposition lui est consacrée au centre Pompidou en 2015 sans aborder ce point, Serge Klarsfeld estime que l'exposition devrait montrer « toutes les facettes de la personnalité de Le Corbusier ». Les organisateurs précisent que « ses relations avec Vichy ont été traitées » lors d'une rétrospective en 198788. Cette question polémique sera traitée par des historiens et spécialistes lors d'un colloque89 au centre Pompidou les 23 et 24 novembre 2016.